Rencontre Moreau Arnoux

La surprise fut grande, quand, à onze heures, il vit paraître Arnoux, lequel, tout de suite, dit quil accourait pour le libérer, son affaire étant finie. À la fin de juillet, une baisse inexplicable fit tomber les actions du Nord. Frédéric navait pas vendu les siennes ; il perdit dun seul coup soixante mille francs. Ses revenus se trouvaient sensiblement diminués. Il devait ou restreindre sa dépense, ou prendre un état, ou faire un beau mariage. Frédéric, assis près delle, remarqua quelle tremblait horriblement. Puis, quand on eut passé le pont, comme Arnoux tournait à gauche : Ah! bah! je reviendrai plus tard! Où vouliez-vous aller? Je vous accompagne! Son repas en tête-à-tête avec Mme Dambreuse fut une chose exquise. Elle souriait en face de lui, de lautre côté de la table, par-dessus des fleurs dans une corbeille, à la lumière de la lampe suspendue ; et, comme la fenêtre était ouverte, on apercevait des étoiles. Ils causèrent fort peu, se méfiant deux-mêmes, sans doute ; mais, dès que les domestiques tournaient le dos, ils senvoyaient un baiser, du bout des lèvres. Il dit son idée de candidature. Elle lapprouva, sengageant même à y faire travailler M Dambreuse. Mais, tout au haut, la joie lui revint, en trouvant sous un toit de branchages une manière de cabaret, où lon vend des bois sculptés. Elle but une bouteille de limonade, sacheta un bâton de houx ; et, sans donner un coup dœil au paysage que lon découvre du plateau, elle entra dans la Caverne-des-Brigands, précédée dun gamin portant une torche. rencontre moreau arnoux Comme si un incendie eût éclaté derrière le mur, il sauta hors de son lit, pieds nus, en chemise : il se passa la main sur le visage, doutant de ses yeux, croyant quil rêvait encore, et, pour se raffermir dans la réalité, il ouvrit la fenêtre toute grande. 1 Eh bien, oui! sécria Frédéric, Je ne nie rien Je suis un misérable! écoutez-moi! Sil lavait eue, cétait par désespoir, comme on se suicide. Du reste, il lavait rendue fort malheureuse, pour se venger sur elle de sa propre honte. Quel supplice! Vous ne comprenez pas? Etait-ce un remords? un désir? quoi donc? Ce chagrin, quil ne savait pas, lintéressait comme une chose personnelle ; maintenant, il y avait entre eux un lien nouveau, une espèce de complicité ; et il lui dit, de la voix la plus caressante quil put : rencontre moreau arnoux Et quelque chose de plus! ajouta lex-préfète. Jean dOrmesson, Une autre histoire de la Littérature française NIL Editions Enfin le navire partit ; et les deux berges, peuplées de magasins, de chantiers et dusines, filèrent comme deux larges rubans que lon déroule. Vers le milieu de lautomne, elle gagna son procès relatif aux actions de kaolin. Frédéric lapprit en rencontrant à sa porte Sénécal, qui sortait de laudience. Et elle poussa un soupir, qui signifiait : Cela ne suffit pas à mon bonheur. rencontre moreau arnoux.. On ne peut en effet que sétonner, de la part de Flaubert, dun si grand respect des conventions littéraires! Que signifient ce portrait romantique, ce traitement traditionnel de la scène première vue, surtout si lon prend en compte le caractère largement autobiographique du récit? En 1838 déjà, dans Mémoires dun fou, Flaubert avait raconté que, lors de sa rencontre avec Elisa Schelinger, il avait sauvé de la marée montante une pelisse rouge appartenant à celle qui prénommait Maria… 13Dans la mémoire du lecteur, cette expression de la désillusion du protagoniste, faisant écho à celle de léblouissement de la première rencontre, produit une première dissonance. Les cheveux blancs sopposent aussi au flot noir de la chevelure de Mme Arnoux quand Frédéric la surprise, en train de se coiffer, à Creil, vingt ans auparavant : le signe sacré de lamour est devenu objet pitoyable et vieux, signe du rapport viemort. Le temps détruit tout. Si discrète que soit sa présence dans le texte romanesque, la fonction du narrateur est dintervenir pour le signifier, en précisant par exemple, dans la suite de la scène : Elle écoutait avec ravissement ces adorations pour la femme quelle nétait plus. Ce qui nous semble ici faire la force et la modernité du texte romanesque, cest de pouvoir exprimer les contradictions de lêtre humain : son besoin de rêve et didéalisation dune part, avec sa contre-partie, le caractère inévitable de la désillusion, le refus dadmettre cette désillusion dautre part, comme nous allons le voir, et les stratégies employées pour dissimuler cette désillusion à lautre et surtout à soi-même. Tout le dialogue final est en effet fondé sur le malentendu entretenu volontairement par Frédéric, le narrateur intervenant pour souligner et commenter le caractère factice et le pouvoir mensonger des gestes et du discours : .